Tribune parue dans les Dernières Nouvelles d’Alsace du 2 novembre 2013
Si la petite musique du départ du Parlement européen est devenue familière depuis les années aux oreilles des Strasbourgeois, le contexte rend cette option indéniablement plus crédible et imminente que jamais.
Les problèmes n’arrivant jamais seuls, c’est à l’heure où la France se trouve affaiblie en Europe que refait surface une nouvelle salve des « anti-Strasbourg ». Sauf que cette fois-ci, en contexte de disette budgétaire, la transhumance incongrue des députés et de l’administration entre Bruxelles et Strasbourg, pour 3 jours et demi de session par mois, apparaît moins justifiable encore.
Face à l’irrévocabilité des Traités – « gravés dans le marbre » se rassure-t-on – et le théorique veto de la France en dernier ressort, de quel argumentaire disposent les « défenseurs » de Strasbourg Capitale de l’Europe ?
Symbolique du rapprochement franco-allemand, l’implantation à Strasbourg de l’Assemblée représentative des peuples d’Europe résulte avant tout d’une volonté de séparation géographique des pouvoirs : à Bruxelles l’exécutif, à Luxembourg le judiciaire et à Strasbourg le législatif. Pourtant, par des entorses successives, la présence du Parlement à Bruxelles n’a cessé de croître. Si certains y voient une soumission – consciente ou non – de la seule institution élue au suffrage universel direct à la « technocratie » bruxelloise, tout porte à croire que la désaffection de Strasbourg est intimement liée à sa piètre accessibilité.
« Comment peut-on critiquer l’accessibilité de la ville ?! », pourront feindre de s’insurger les édiles alsaciens, alors que Strasbourg bénéficie depuis 2007 d’une excellente liaison avec Paris (2h20) par TGV-Est, et depuis 2011 à Lyon (3h50) par TGV Rhin-Rhône. Une vision tragiquement franco-française… A qui ferons-nous croire que les députés européens, une fois la session achevée, se rendent majoritairement à Paris ? Quant à être dans les généralités, rappelons que sur les 736 députés européens, seuls 72 sont Français !
Pour la majorité des députés et fonctionnaires du Parlement européen, l’enjeu est donc de parvenir à rejoindre Strasbourg depuis le reste de l’Europe à 28 ! Et pour eux, il n’y a pour l’instant que l’avion ! [> une étude de cas sera publiée prochainement sur l’urgente réinvention des trains de nuit en Europe].
Enjeu : Compenser un isolement aérien structurel
Depuis son aéroport « international » (Strasbourg Entzheim), sur les 29 destinations directes opérées au service d’été 2013 [ces chiffres ont pu évoluer depuis], seules 7 sont des capitales européennes :
- Amsterdam : 3 vols quotidiens par Air France
- Bruxelles : 2 vols quotidiens par Brussel Airlines
- Londres : 2 vols par semaine par Ryanair (low cost)
- Madrid : 1 vol quotidien + 1 lors des sessions par Iberia
- Prague : 2 vols certains jours par CSA
- Rome : 1 vol quotidien par Air France
- Vienne : 1 vol certains jours par Hop! (low cost)
- Porto : 1 vol par semaine par Ryanair (low cost)
En excluant les lignes low cost à stricte vocation de loisirs, Strasbourg ne se retrouve reliée quotidiennement qu’à cinq capitales européennes, dont deux seulement avec au-moins un vol quotidien (Bruxelles et Amsterdam). Il va sans dire que la situation est radicalement différente à l’aéroport de Bruxelles, qui assure 191 destinations directes en Europe et dans le monde.
Du coup, c’est via les aéroports majeurs situés à moins de 200 km de Strasbourg (Francfort, Zurich, Bâle-Mulhouse, Stuttgart et Luxembourg) que les Eurodéputés se rendent chaque mois à Strasbourg. Faute de desserte ferroviaire de qualité et pour s’épargner un parcours du combattant, la plupart d’entre-eux finissent leur trajet en taxi, d’autant plus que la Ville de Strasbourg en assure le financement pour le compte de l’État français au travers du Contrat triennal Strasbourg Capitale européenne.
- L’aéroport de Francfort dispose d’une gare ICE qui lui procure une connexion exceptionnelle en Allemagne. La vallée du Rhin (axe Karlsruhe-Bâle) bénéficie d’un ICE chaque heure pour la gare de Francfort, et toutes les 2 heures pour la gare de l’aéroport. Cependant, en dehors de l’unique TGV reliant Francfort à Marseille, l’accès à Strasbourg implique nécessairement une rupture de charge à Offenbourg, petite bourgade située à 20 km à vol d’oiseau seulement !
- L’aéroport de Zurich est situé à 160 km à vol d’oiseau de Strasbourg. Relié chaque heure depuis la gare de Bâle, l’accès depuis Strasbourg suppose donc une correspondance, et un temps de parcours frôlant les 3 heures…
- L’aéroport de Bâle-Mulhouse (EuroAirport) est situé à une centaine de kilomètres au sud de Strasbourg. Sa desserte est assurée chaque demi-heure par TER 200 (1h) puis une navette bus depuis la gare de Saint-Louis.
- Si Stuttgart est bien relié à Strasbourg, les 5 TGV quotidiens ne desservent cependant pas l’aéroport. Bien qu’à 130 km seulement, il faut donc plus de 2h30 pour s’y rendre.
- Enfin, si l’aéroport du Luxembourg constitue une plaque tournante majeure, la cité ducale demeure très mal reliée à Strasbourg. Seuls quatre trains effectuent la liaison chaque jour en plus de 2 heures, pour à peine 190 km à vol d’oiseau [depuis la LGV Est phase 2, liaison assurée en 1h25].
Sans pousser plus loin le tableau, il semble plus constructif d’esquisser les grandes orientations que pourraient engager l’ensemble des pouvoirs publics pour conforter – voire renforcer – l’implantation du Parlement européen à Strasbourg.
Priorité 1 : Cesser de considérer l’accès à Paris et à Lyon comme l’alpha et l’oméga
Pendant que les élus se battent corps et âme [et encore en 2019 !] pour le bouclage du financement de la 2ème phase de la « branche est » du TGV Rhin-Rhône (1 Md€ pour gagner quelques minutes entre Strasbourg-Lyon et Mulhouse-Paris), il est bien plus préoccupant de constater que le projet de raccordement ferré de l’EuroAirport de Bâle-Mulhouse (7 km de ligne nouvelle, pour 220 M€) a été mis en difficulté par la menace de retrait des Suisses du projet (DNA du 13 juin 2013), en réaction à une décision unilatérale de la France de revoir les taxes d’aéroports sur la partie suisses de la plateforme…
Déjà doté d’une fréquentation significative, et disposant d’un fort potentiel de développement, cet aéroport trinational constitue une chance immense pour accroître l’accessibilité européenne de Strasbourg. Tout doit donc être fait pour rapprocher cette infrastructure de Strasbourg, tant en fréquence qu’en temps de parcours. En cela, le raccordement ferroviaire, qui placera l’EuroAirport en connexion directe au TER 200 ainsi qu’au réseau TGV, serait un atout de poids pour Strasbourg.
Priorité 2 : Faire de Strasbourg le point de convergence des TGV et ICE
Les TGV-Est et Rhin-Rhône, obtenus de haute lutte et à grands renforts de subsides locaux, révèlent les priorités tragiquement franco-françaises à l’œuvre ces dernières décennies. C’est par une approche renouvelée des enjeux que les pouvoirs publics pourront concourir à faire du renforcement du siège du Parlement européen à Strasbourg une véritable priorité.
A ce jour, Strasbourg bénéficie d’une desserte TGV très enviable. Chaque jour, 16 TGV Est relient Paris à Strasbourg, tandis que 9 TGV « intersecteurs » donnent accès aux grandes métropoles régionales (Lille, Rennes, Nantes et Bordeaux) en transitant par l’Île-de-France, dont 4 TGV vers Roissy-CDG. Au sud, 6 TGV Rhin-Rhône relient Strasbourg à Lyon, dont 2 sont prolongés à Montpellier et 3 à Marseille, l’un d’eux effectuant le trajet depuis Francfort.
Contrastant avec la bonne desserte TGV côté français, les liaisons de Strasbourg avec l’Allemagne demeurent rares. Or combien savent qu’à 20 km de Strasbourg circulent à toute heure des ICE Bâle-Berlin, Bâle-Hambourg et Bâle-Cologne ? La vallée du Rhin constitue l’un des axes les plus stratégiques du réseau à grande vitesse allemand. Contrairement à la ligne Strasbourg-Mulhouse dont on vante depuis des décennies le mérite de permettre la circulation à 200 km/h, la ligne Karlsruhe-Bâle est quant à elle constituée de 4 voies, et continue de bénéficier d’investissements lourds pour permettre une circulation à 250 km/h.
Strasbourg devrait s’intéresser de plus près aux potentialités de desserte qu’offre cette infrastructure pour s’ouvrir vers l’est et le nord de l’Europe. Qu’attend-on donc pour connecter Strasbourg à la stratégique ligne Karlsruhe-Bâle ? Peut-on se satisfaire du « Métro-Rhin », train régional circulant à petite vitesse en traction diesel, en raison de l’anachronique écart de tension de part et d’autre du pont de Kehl ? Des aménagements, modestes à l’échelle des enjeux, suffiraient pourtant à faire de Strasbourg le point de passage incontournable des ICE reliant nord et sud de l’Europe ! [> une étude de cas sera publiée prochainement sur ce sujet du maillage transfrontalier] Au même titre que Lille, Bruxelles, Cologne, Francfort et Stuttgart, Strasbourg pourrait devenir un nœud (hub) du réseau européen « Railteam » dès lors qu’elle accueillerait simultanément TGV et ICE.
Priorité 3 : Réinventer un projet « Eurocap-Rail » désirable
Malgré leur situation privilégiée, les trois capitales européennes pâtissent d’une relation ferroviaire parmi les moins performantes du continent. Reliques du réseau EuroCity (EC), les deux trains quotidiens Bruxelles – Luxembourg – Strasbourg – Zurich n’ont rien de commun avec les impératifs de desserte contemporains. Portant, le projet « Eurocap-Rail » imaginé dès les années 1960 git au 28e rang des « priorités » du Réseau trans-européen de transports (RTE-T), malgré sa vocation trans-européenne évidente !
Par son achèvement en 2016, la LGV-Est rapprochera Strasbourg et Luxembourg de 40 minutes, à 1h25. Ensuite, plutôt que de moderniser la ligne Luxembourg-Bruxelles via Namur, pourquoi ne pas rejoindre au plus court (140 km environ) la LGV Bruxelles-Cologne au niveau de Liège-Guillemins, ouvrant ainsi la moitié est de la France au réseau à grande vitesse nord-européen ? Si Eurocap-Rail même priorisé se fera attendre, les deux premiers projets sont réalisables à brève échéance et pour un coût modéré. Combinés, ils offriraient à Strasbourg un rayonnement unique parmi les grandes métropoles européennes.
Ainsi connectée en 2 heures fréquence élevée aux deux plus grands aéroports d’Europe et positionnée au cœur du réseau à grande vitesse irriguant l’ouest du continent, Strasbourg n’aurait absolument plus rien à craindre de Bruxelles !
Pierre Helwig
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